Comment la tentative de Bazarov de réduire tout à la matérialité affecte-t-elle l’existence de l’âme humaine ?

Dans le roman « Pères et fils » d’Ivan Tourgueniev, Evgueni Bazarov apparaît comme un matérialiste strict et un fervent défenseur du nihilisme. Au cœur de sa philosophie réside la tentative de réduire tout ce qui existe – la nature, la société, l’homme et même la conscience humaine – à de simples processus matériels et lois physiques. Cette approche réductionniste soulève de sérieuses questions philosophiques, notamment sur l’existence et la nature de l’âme humaine.

Du point de vue de Bazarov, tout dans l’univers, y compris l’homme, est une interaction complexe d’atomes et de molécules. La conscience, les émotions, les pensées et même les valeurs éthiques sont en fin de compte le produit des réactions chimiques et électriques du cerveau. Cette façon de penser exclut totalement la dimension « subjective, transcendante et immatérielle » traditionnellement attribuée à l’âme.

Comment ce réductionnisme matérialiste strict affecte-t-il l’existence de l’âme humaine ?

  1. Le rejet de l’originalité et de la dimension transcendante de l’âme :

Le matérialisme bazaroviste nie l’originalité et l’unicité de l’âme humaine. Si l’âme n’est que le sous-produit d’une machine biologique complexe, alors le monde intérieur, les expériences personnelles, la conscience et la créativité de chaque individu sont perçus comme de simples séquences neurochimiques. Cela nie la profondeur et la complexité de l’homme en tant qu’être « respirant, pensant et ressentant ». La dimension transcendante de l’âme – c’est-à-dire la capacité de l’individu à se dépasser, à chercher un sens, à établir une connexion spirituelle avec l’univers et les autres êtres – est totalement dénuée de sens pour Bazarov. Il qualifie une telle quête d’« absurdité romantique » ou de « rêves éveillées non scientifiques ».

  1. L’émergence de la perte de sens et de valeur :

La réduction de l’âme à la matière entraîne la perte de sens et de valeur. Si l’amour n’est qu’un jeu d’hormones, l’art une simple réaction de neurones esthétiques et la moralité le résultat d’un conditionnement social, quelle sera alors la « valeur transcendante » de ces concepts ? Bazarov affirme que ces concepts sont des « superstitions », sapant les dynamiques les plus fondamentales qui donnent un sens à la vie humaine. Cela peut conduire à un profond vide existentiel, car dans un univers où tout est finalement dénué de sens, la question « pourquoi est-ce que je vis ?» reste sans réponse.

  1. Questionner la dignité et la liberté humaines :

Le déterminisme matérialiste soulève de sérieuses questions sur la liberté et la dignité humaines. Si toutes nos pensées et nos actions sont le résultat nécessaire de processus physiques et chimiques, le « libre arbitre » est-il alors une illusion ? En réduisant les humains à de simples objets biologiques, la philosophie de Bazarov remet en question la capacité de l’individu à faire des choix, à assumer ses responsabilités et à déterminer son propre destin. Cela remet en cause l’idée d’un « agent moral » comme fondement de la dignité humaine.

  1. Superficialisation de l’expérience émotionnelle et esthétique :

Bazarov méprise ouvertement l’art et la poésie. Pour lui, « un biologiste est plus utile que Raphaël ». Cette approche ignore ou superficialise complètement les expériences émotionnelles et esthétiques humaines. Pourtant, l’âme humaine a la capacité d’apprécier la beauté, de nouer des liens affectifs profonds, de rêver et de créer. Ne considérer ces capacités que comme le résultat de « résultats matériels » réduit la richesse et la complexité de l’existence humaine, limitant ainsi le développement émotionnel et l’expression artistique de l’individu.

  1. Isolement et difficultés de communication :

La position matérialiste rigide de Bazarov l’isole de son entourage et de ses perceptions « émotionnelles et romantiques ». Sa vision de la profondeur émotionnelle, de la sympathie et de l’empathie comme des « faiblesses » inexplicables scientifiquement ou jugées inutiles, dresse un mur entre lui et les autres. Cette situation porte atteinte à l’un des besoins fondamentaux de l’âme humaine : le sentiment d’être compris et d’appartenir à un groupe. Sa communication est souvent didactique et critique, ce qui l’empêche d’établir un véritable lien émotionnel.

Déni de l’âme et image incomplète de l’humanité

La tentative de Bazarov de tout réduire à la matérialité remet radicalement en question l’existence de l’âme humaine et la présente comme un concept « inutile » ou « illusoire ». Si cette philosophie repousse les limites du rationalisme scientifique, elle nie également les dimensions émotionnelle, éthique, esthétique et transcendante de l’existence humaine, dressant un tableau incomplet et superficiel de l’humanité. À la fin du roman, l’expérience amoureuse de Bazarov, en contradiction avec sa propre philosophie matérialiste, et son impuissance face à la mort peuvent être interprétées comme la preuve tragique que cette approche réductionniste ne peut appréhender toute la complexité de l’existence humaine. C’est peut-être précisément dans ces profondeurs « scientifiquement inexplicables » que l’âme humaine renferme les significations les plus fondamentales de l’existence.